B) L'importance de l'espace-temps

 

                              1) Le Temps                          

  
  

Lors de la chute d’Alice dans le terrier du lapin Blanc, le temps se dérègle, il se suspend et ce, pour le reste de l’œuvre. Cet évènement marque une séparation entre le monde réel et le monde merveilleux, comme le désigne le titre du roman. Au Pays des merveilles, le temps ne s’écoule pas partout de la même façon.

Le temps est tout d’abord symbolisé par la montre du Lapin blanc, qui est toujours en retard. Tout au long du roman, le Lapin court après le temps perdu. Lorsqu’il confie sa montre afin de la réparer, on lui  explique qu’elle est, en réalité, retardée de deux jours.

                                                                                                                                                             

                                                                                                                                   

 

Mais c’est principalement le chapitre de la scène du thé, où la perte de notion du temps est le plus explicite. En effet, le Chapelier Fou et le Lièvre de Mars y sont arrêtés à l’heure du thé. Dans le texte, cette notion de temps déréglé apparaît énormément à travers la syntaxe. On peut relever la personnification : «  le temps est une personne ». Cette expression nous indique que le Temps peut faire faire au pendule ce qu’il lui plaît, mais encore faut-il être « en bons termes avec lui ». D’après le texte, Le Chapelier s’est querellé avec le Temps, et celui-ci s’est donc arrêté à six heures, c'est-à-dire à l’heure du thé.

                                                                                                                                            

Dans un premier temps, cette notion de temps suspendu nous renvoie à un sentiment enfantin, celui du temps qui passe si lentement lorsqu’on s’ennuie, et très vite lorsqu’on s’amuse. D’ailleurs, le livre s’ouvre sur Alice qui s’ennuie et se laisse transporter par la curiosité de ce lapin blanc, anxieux du temps, qu’elle finit par suivre.
Mais on peut également expliquer cette notion par une remise en cause des usages, des mœurs, de cette époque victorienne, puisque l’heure est une des règles fondamentales  de la société. En effet, certains faits quotidiens se font à 
des heures définies et précises, comme l’illustre la scène du thé, ou encore le Lapin blanc qui paraît pathétique à toujours vouloir « être à l’heure », tel un servile employé de bureau.

 

Mais à travers toutes ces interprétations, apparaît une notion encore plus complexe, que Lewis Carroll souhaite partager, ou plutôt critiquer, avec son lecteur de manière plaisante et ludique. En effet, nous ne sommes pas sans savoir que le XIX° siècle fut pour les mathématiques et plus généralement pour les sciences une époque de grande découvertes et de controverses. Selon certains mathématiciens, l’écriture d’Alice au pays des merveilles a été un moyen pour Lewis Carroll de se moquer des nouvelles théories abstraites de ses confrères et de remettre en question certaines caractéristiques de celles-ci. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait avec les quaternions d’Hamilton à travers la fameuse scène du thé.

 

                    

 

 

             

         Qui est Hamilton ?                  

                                                                                        William Rowan Hamilton (1805 – 1865) est un mathématicien, physicien et astronome irlandais, contemporain de Lewis Carroll. Il est connu pour avoir contribué au développement  de l'optique, de la dynamique et de l'algèbre. Mais ce qui le rend célèbre est sa découverte en 1843 des quaternions. Il fait cette découverte alors qu’il cherchait à étendre les nombres complexes à des dimensions supérieures à 2. Il cherche longtemps les 3 dimensions de l’espace, avant de finalement trouver les 4 dimensions, qu’il appelle les quaternions.                


                                

           Qu’est-ce que les quaternions ?

Au moment de leur découverte, les quaternions ont  été salués comme une étape importante dans l'algèbre abstraite, car ils permettaient à des rotations d’être calculées algébriquement. Il s’agit d’un moyen, plus pratique que les matrices,  de calculer une rotation dans l’espace. Mais c’est une méthode qui reste à nos jours très peu sollicitée.

Tout comme les nombres complexes fonctionnent avec deux termes, les quaternions appartiennent à un système de nombre basé sur quatre termes. Hamilton a passé des années à travailler avec trois termes, un pour chaque dimension de l’espace, mais ne pouvait les faire tourner dans un plan. Finalement, Hamilton eut l'idée de passer à un paramètre de plus, et créa ainsi une quatrième dimension, avec les Quaternions. Quand il ajouta la quatrième dimension, il obtint la rotation en trois dimensions qu'il cherchait. Cependant il eut du mal à définir ce que ce terme supplémentaire pouvait signifier.  Dans la préface de ses conférences sur  les Quaternions (Lectures on Quaternions) de 1853, il a ajouté une note : "Il me semblait (et me semble encore)  naturel de connecter cet appareil extra-spatiale avec la conception du temps. "  (Citation d’origine: "It seemed (and still seems) to me natural to connect this extra-spatial unit with the conception of time.")

Les quatre dimensions sont donc :

  • La Hauteur
  • La Longueur
  • La Largeur
  • Et enfin la quatrième, imaginée par Hamilton et qui est constante : Le Temps.

 

  • Définition mathématique des Quaternions :
Les quaternions sont formés d'une quantité, appelée nombre scalaire, et d'un vecteur, soit un point dans l'espace. C’est un nombre complexe noté q, formé de 4 composantes :
 
 
 
                             

 

 a, b, c et d sont des nombres réels  et i, j, k sont des coefficients imaginaires.

 

 

  • Propriété des coefficients
 Les coefficients  i, j, k donnent le produit suivant :          i² = j² = k ² = i j k = – 1

 

Cette relation permet d’effectuer une table de multiplication puisque la multiplication des ces coefficients est non commutative. Autrement dit,  A x B n’est pas égal à B x A.

Pour multiplier ces coefficients imaginaires entre eux, il faut donc utiliser le tableau de multiplication ci-dessous.  

 

 

 

  • Représentation d'un quaternion     

Les rotations dans l’espace peuvent être décrites par les quaternions comme on peut le voir sur le schéma suivant :

                                   

                             

 

 

  • Interprétation des Quaternions dans Alice au pays des merveilles

Les parallèles entre les quaternions d’Hamilton et la scène du thé, sont impressionnants. En effet Alice se retrouve à une table avec trois personnages étranges : le Chapelier, le Lièvre de Mars et le Loir. Le Temps, en tant que personnage, en colère contre le Chapelier, est absent, et empêche les 3 personnages d’avancer dans le temps. Cette scène du thé illustre donc bien les quaternions, puisque les trois dimensions de l’espace sont représentées par les trois personnages présents dans cette scène. La quatrième dimension indispensable au fonctionnement de la théorie, et qui a suscité de nombreuses années de recherche, c'est-à-dire le Temps est, elle, représentée par le personnage du même nom. Sans cette unité extra-spatiale, les personnages sont collés à la table de thé, et constamment en mouvement autour de celle-ci. Ils resteront à prendre le thé  pour le reste de leurs jours. Ce déplacement continu évoque les premières tentatives d’ Hamilton pour calculer le mouvement, qui se limitait à des  rotations dans un plan. A travers ce passage, Lewis Carroll fait référence à l’incohérence de la théorie des quaternions sans le temps, et à son l’importance dans celle-ci. Charles Dodgson, se moque donc de la quête abstraite d’Hamilton lors de ses recherches, qui se sont déroulées  pendant de nombreuses années, avant de finalement comprendre l’importance d’une quatrième dimension extra-spatiale. Les trois personnages de la scène du thé constituent également une caricature du scientifique Hamilton, qui termine sa vie malheureux et alcoolique

 

 

2) L’espace

 

S’il n’y pas d’indication de temps, il n’y a pas non plus d’indication de lieu, ni d’espace. Quel est donc ce pays des merveilles ? Aucune indication géographique ne nous est donnée dans ce livre. Au pays des merveilles, les distances n’ont plus aucune signification. L’espace se déforme sans arrêt. Comme dans un rêve, les personnages ont le pouvoir de changer leur environnement. En particulier Alice, pour qui le pays des merveilles prend régulièrement la forme de son désir. Si elle souhaite rétrécir, apparaît un flacon avec une potion possédant cette propriété. Si elle souhaite grandir, de la même manière, apparaît un gâteau.

On relève, au début du roman, qu’Alice passe par le terrier du lapin, comme si elle avait la même taille que celui-ci. Les dimensions n’ont plus de sens.

Ces dimensions excessives sont d’ailleurs décrites par Alice. En chutant dans le terrier, elle a le sentiment de faire une chute infinie : « Je me demande de combien de kilomètres, à l’instant présent je suis déjà tombée ? dit-elle à haute voix. Je dois arriver quelque part aux environs du centre de la terre. Voyons : cela ferait, je crois, une profondeur de six mille kilomètres... »
Alice va découvrir que dans ce monde, les distances n’ont plus de sens. L’espace se replie, et on peut se perdre sans même avancer. Quant aux chemins, ils vous mènent où vous le souhaitez, et conduisent tous au même endroit : " Dans cette direction-ci, répondit le chat en faisant un vague geste de la patte droite, habite un Chapelier ; et dans cette direction-là, ajouta-t-il en faisant le même geste de son autre patte, habite un Lièvre de Mars. " Alors qu’en réalité, les deux personnages habitent au même endroit.

 

 

Derrière le temps déréglé et l’espace indéterminé se cache l’idée de la relativité du temps. Il s’agit d’une théorie qui sera démontrée plus tard par Albert Einstein, mais qui, dès le XVIIIème siècle, suscite l’intérêt  de nombreux physiciens, notamment Isaac Newton. Cette théorie bouleversera le monde scientifique et remettra en cause les notions d’espace et de temps.

En effet, il s’agit d’une théorie qui met en relation trois concepts : l’espace-temps, la vitesse de la lumière et la gravité.

Dans Alice au Pays des Merveilles, ces trois notions sont représentées par différentes situations notamment au début du roman. Lorsqu’Alice chute dans le terrier du lapin, le temps semble s’écouler lentement et la chute paraît interminable. D’après la théorie de la relativité, plus la vitesse augmente et s’approche de celle de la lumière, plus le temps ralentit.

Lewis Carroll n’eut malheureusement pas le temps de connaître Einstein, peut-être a-t-il eu le temps de s’informer sur les dernières découvertes concernant l’espace-temps ? Et peut-être nous le restitue-t-il dans ce roman ainsi que dans De l’autre côté du miroir ?