A) Le non-sens

 

Alice au Pays des Merveilles est une succession d'aventures plus farfelues les unes que les autres. Le roman est basé sur une forme d'absurde où les personnages et les situations totalement incongrus sont présentés avec gaieté. Cette forme d'humour que les Anglais appellent nonsense, est une notion centrale dans Alice au Pays des Merveilles. Cette notion est née en Angleterre et marque par son absurdité et son excentricité. Le non-sens signifie en anglais une "bêtise", du "n'importe quoi" ce qui correspond à cette forme d'humour qui fait l'impasse sur la logique. C'est l'aspect le plus frappant et le plus intéressant dans Alice au Pays des Merveilles. Le non-sens est un thème cher à l'auteur et aux humoristes anglais du XIXème siècle. Lewis Carroll laisse libre cours à son imagination comme dans la plupart de ses romans. Il surprend ses lecteurs, par la liberté de ses personnages et de leurs actions qu'ils ne pourraient pas réaliser dans la vie réelle, et encore moins à l'époque victorienne. L'absurde, le monde inversé, créent de nombreux effets comiques permettant de donner au conte un caractère plus ludique. Au fil des jeux de mots, de langage et des personnages hauts en couleurs, les lecteurs finissent par rejeter tout jugement objectif et acceptent le non-sens qui donne vie au roman. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'absurde ne provoque pas un sentiment de malaise. Il suscite le rire et l'humour tout au long du roman. 

Le rêve très curieux d'Alice débute par un lapin blanc qui possède une montre, et qui ne cesse de la regarder. N'est-ce pas étrange ? Avez-vous déjà vu un lapin blanc ? Oui, mais en retard avec une montre à la main ? Alice décide de poursuivre cette créature étrange et tombe dans son terrier. Elle réalise une chute interminable dans une sorte de puits. La prochaine fois que vous verrez un lapin blanc, essayez d'imaginer votre propre rêve, tout comme la jeune Alice. Le terrier du Lapin Blanc symbolise la barrière entre la réalité et le rêve, entre le jardin d'Alice et le monde où les repères n'existent plus. Dans ce monde, tout prend vie, que ce soit les animaux ou les objets.

 

Le non-sens, dans Alice au Pays des Merveilles, est avant tout présent à travers les personnages et leurs actions. L'auteur emploie l'anthropomorphisme, c'est à dire qu'il attribue des comportements humains à des objets ou animaux. Le chapelier Fou et le Lièvre de Mars sont les deux personnages les plus caractéristiques du non-sens et les plus fous, sans aucun doute, dans ce roman. L'auteur se moque de ses personnages en passant par des jeux de mots, notamment "As mad as Hatter" en anglais qui signifie "fou comme un chapelier". En effet, il plonge Alice dans l'absurde. Il lui propose de nombreuses tasses de thé mais les lui reprend des mains. Il lui demande également si elle souhaite du vin alors qu'il n'y en a point. L'absurde fait vivre à Alice des aventures délirantes. Elle prend du plaisir à se promener dans cet univers qui n'a pas l'air de l'inquiéter.

Des objets dévoilent également le non-sens dans Alice aux Pays des Merveilles : le toit en fourrure, la cheminée en forme d'oreille, le mobilier de la maison du Chapelier taillé en forme de lièvre. Tous ces personnages et ces objets mettent en place le non-sens et l'atmosphère absurde dans ce roman, qui est totalement envahi par l'imagination débordante de Lewis Carroll.

Certaines scènes illustrent parfaitement cette atmosphère. On peut notamment relever le chapitre intitulé "La mare de Larmes" où Alice, triste de ne pouvoir passer par la porte, du fait de sa grande taille, se met à pleurer. Elle en vient même à former une rivière dans laquelle elle se noiera par la suite, en redevenant petite. Vous êtes-vous déjà retrouvé à nager dans une mare formée de vos propres larmes ?

Le chapitre avec le Chat de Cheshire est aussi absurde que cette scène. Seule dans la forêt, Alice rencontre un chat qui, notons-le, possède un très grand sourire. Le dialogue entre l'animal et Alice est étrange :

"Voudriez-vous, je vous prie, me dire quel chemin je dois prendre pour m'en aller d'ici ?

- Cela dépend en grande partie du lieu où vous voulez vous rendre" répondit le Chat.

- Je ne me soucie pas trop du lieu... dit Alice.

- En ce cas, peu importe quel chemin vous prendrez, déclara le Chat.

- ... pourvu que j'arrive quelque part, ajouta, en manière d'explication, Alice.

- Oh! dit le chat, vous pouvez être certaine d'y arriver, pourvu seulement que vous marchiez assez longtemps."

Mais à travers le Chat du Cheshire, l'auteur se moque des découvertes mathématiques, de ses confrères scientifiques de l'époque ainsi que de nouvelles théories abstraites. Lewis Carroll se moque aussi de cet esprit frivole, et pour lui un peu trop libre, des mathématiciens dans la mesure où le Chat disparaît mais dont le sourire reste. C'est un fait bien étrange puisqu'Alice découvre un sourire de chat sans chat. Lewis Carroll interprète donc le non-sens, en employant l'humour mathématique.

Une autre scène développe la notion d'absurde et de folie d'Alice aux Pays des Merveilles. Alice et la Reine jouent au croquet mais ici, le jeu est bien différent de ce que l'on connaît tous. Dans le roman, les maillets habituellement en bois sont ici des flamants roses vivants. Les soldats jouent les arceaux. Et pire encore, les boules sont jouées par des hérissons vivants. Enfin, dans un des derniers chapitres du roman "Qui a dérobé les tartes ?" a lieu le procès du valet de cœur qui permet à l’auteur de critiquer la justice. Le valet est accusé d'avoir volé des tartes, avant même d'avoir commis le crime. Le procès auquel Alice participe fait preuve d'absurde : les jurés sont des animaux, les témoins deviennent accusés, les avocats se retournent contre leur client, l'accusé est dans l'incapacité de s'exprimer. 

                 

 

Cependant la scène qui représente parfaitement le non-sens et l'excentricité est la scène du thé dont le titre du chapitre est "Un thé chez les fous". Le titre clairement explicite constitue un horizon d'attente puisqu'il nous donne un indice concernant les personnages. C'est sûrement le chapitre le plus important du roman. On y découvre Le Lièvre de Mars et le Chapelier fou qui répètent sans cesse "Pas de place ! Pas de place !" alors que toutes les chaises sont vides. Le Chapelier fou se démarque par son excentricité, il transporte de nombreux chapeaux à vendre, il en porte d'ailleurs un sur la tête. Le personnage a une façon assez originale et particulière de vendre ses chapeaux. En effet, on peut relever l'inscription des chiffres "10" et "6" qui indique le prix du chapeau. Le Chapelier fou et le lièvre de Mars posent à Alice des devinettes sans réponse, dont la plus célèbre est : " Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau ? ". Suite aux nombreuses demandes, Lewis Carroll y apportera une réponse en 1846 : "Parce qu'il peut produire quelques notes, encore qu'elles ne fussent rien moins que claire ; et parce qu'on ne le met jamais le derrière devant." Il précise toutefois dans cette lettre que la devinette n'avait à l'origine aucune réponse. Enfin, on peut constater dans le chapitre du thé, que les discours ne sont pas réalistes. Les conversations s'enchaînent les unes aux autres sans aucune transition : "Reprenez donc un peu de thé", proposa, d'un air pénétré, à Alice, le Lièvre de Mars. - "Je n'ai encore rien pris du tout, repartit-elle, d'un ton de voix offensé, je ne saurais donc de reprendre de rien." - "Vous voulez dire que vous ne sauriez reprendre de quelque chose, dit le Chapelier, quand il n'y a rien, cela ne doit pas être très facile que de reprendre de ce rien." 

 

                                                                                               

De plus, le roman Alice au Pays des Merveilles est parsemé de plus de 80 facéties de langage, ce qui rend la lecture plus amusante et distrayante. L'auteur utilise des phrases à double-sens, des quiproquos, des fautes volontaires, des calembours ou encore des mots valises : sa plus grande création et la signature la plus connue de Lewis Carroll. Appelés "portmanteau-word", ces mots résultent de la fusion d'éléments empruntés à deux mots. Tous ces jeux de mots ingénieux constituent un véritable casse-tête pour les traducteurs, mais surtout pour les lecteurs.

Le non-sens donne au temps un aspect infini. C'est pour cette raison que le Lièvre de Mars et le Chapelier Fou restent éternellement bloqués à l’heure du thé. Dans le Pays des Merveilles le temps est totalement déréglé.